La compétence universelle à la merci de l'ordre géopolitique mondial
- Anna Gicquel
- 14 juil. 2022
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 26 mars 2024
Il n’existe aucun consensus sur le concept et la définition de la compétence universelle mais elle est généralement comprise comme la capacité des Etats à poursuivre les auteurs des " crimes d'une telle gravité qu'ils menacent la paix, la sécurité et le bien-être du monde ", quel que soit le lieu où le crime a été commis et la nationalité des auteurs ou des victimes. Elle naît d´une soif de justice universelle mise en œuvre depuis les procès de Nuremberg et de Tokyo (1), au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et repose sur l’idée que certains crimes sont si abominables que la poursuite de leurs auteurs est la responsabilité de l’humanité tout entière. Il s’agit de remédier à l’impunité, en présumant que cela aura un effet dissuasif, conformément à ce qu’écrivait déjà Cesare Beccaria en 1764: “la persuasion de ne pouvoir trouver un lieu sur la terre, où les crimes pussent demeurer impunis, serait un moyen efficace de les prévenir.” L’année 1998 est décisive dans la constitution d’une justice universelle avec l’adoption du Statut de Rome - statut fondateur de la Cour pénale internationale, première institution internationale permanente - par 120 Etats affirmant leur détermination « à mettre un terme à l'impunité des auteurs de[s] crimes [les plus graves] ». Cette même année, la compétence universelle est remise en lumière avec l’arrestation d'Augusto Pinochet (4) à Londres, à la demande d'un juge espagnol pour des crimes commis au Chili. Jusqu'alors, on n’avait jamais utilisé ce dispositif juridique, la levée de l’immunité de l’ancien dictateur chilien a déclenché un sursaut. Cependant, nous allons voir que, si la compétence universelle était destinée à avoir une portée universelle, elle reste encore aujourd'hui bien imparfaite et débattue.
I. La compétence universelle comme complément au complément qu’est la CPI
Dès son préambule, la convention de Rome reconnaît un rôle premier à chaque Etat dans la répression des " crimes d'une telle gravité qu'ils menacent la paix, la sécurité et le bien-être du monde ". Chaque Etat se voit ainsi confier le devoir de juger les responsables de crimes susceptibles de relever de la compétence de la CPI. Cette-dernière ne tient donc qu’un rôle complémentaire aux juridictions nationales. Elle apparaît comme un recours dans le cas où un Etat faillirait à ce devoir de justice, délibérément ou non. De ce fait, elle est presque toujours saisie lorsque l’Etat en question est en situation d’instabilité politique, de guerre, comme c'est le cas pour la Syrie (II).
Toutefois, il se peut que la CPI se retrouve elle-même dans l’incapacité d'intervenir. En effet, pour que la CPI puisse exercer sa compétence, il faut que l'Etat en question soit partie au Statut de Rome ou que l’Etat non partie à ce Statut, et sur le territoire duquel les infractions ont été commises, ou dont l’auteur porte sa nationalité, donne son consentement.
Sans égard aux précédentes conditions, la CPI peut encore être saisie par le Conseil de sécurité des Nations Unies, " en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d'acte d'agression". Cependant, nous allons voir, au travers de l'exemple de la Syrie, que même ce dernier recours est loin de garantir que justice sera rendue.
II. L’exemple de la Syrie
Depuis le début du conflit, les violations des droits humains par les différentes parties sont pour la plupart restées impunies. Et, en l’état actuel des choses, il est encore très difficile d’obtenir justice en Syrie: le pays n’étant pas partie au Statut de Rome, la Cour pénale internationale ne peut être saisie. De plus, une saisine de la CPI par le Conseil de Sécurité des Nations Unies est inenvisageable en raison des vetos de la Chine et de la Russie. Face à cette paralysie de la CPI, il reste aux victimes syriennes la possibilité de s’en remettre aux juridictions des États ayant intégrés la compétence universelle à leur législation. C’est notamment le cas d’Anwar al-Bunni qui a son arrivée en tant que réfugié à Berlin croise son tortionnaire: Anwar Raslan, un ancien officier des renseignements syrien, qui répond de ses crimes depuis avril 2020, aux côtés de son subalterne Eyad-al-Garhib. Ce-dernier a été condamné ce 24 février à 4 ans et demi de prison pour avoir participé à l’arrestation, à l’automne 2011, d’au moins trente manifestants près de Damas, et à leur transfert dans un centre de détention où la torture était systématique. Cette condamnation a une forte portée historique et symbolique: c’est la première fois qu’un verdict est rendu à l’encontre d’un criminel appartenant au régime, et, à travers lui, c’est tout le régime de Damas qui est remis en cause. D’ailleurs, Bachar-el-Assad (2) fait lui-même l’objet d’un mandat d’arrêt international.
Le procès est d’autant plus retentissant que l’Allemagne a accueilli le plus grand nombre de réfugiés syriens en Europe, soit près de 800 000, parmi lesquels d’anciens fidèles du régime comme Anwar Raslan et Eyad-al-Garhib.
Selon le Réseau syrien pour les droits de l’homme (SNHR), plus de 14 000 hommes, femmes et enfants seraient mort sous la torture dans les locaux des services de renseignement du régime de Damas.
III. Limites
1) A l’échelle internationale
L’exemple ci-dessus montre bien en quels cas la compétence universelle peut-être nécessaire. Entre autre, nous avons vu qu’elle était le seul recours aux victimes syriennes pour obtenir justice du fait des vétos de la Chine et surtout de la Russie, alliée inconditionnelle de la Syrie. C’est donc notamment parce qu’il y a des enjeux diplomatiques derrière, et même parfois économiques, que la CPI se retrouve dans l'incapacité d'agir. Alors même que c'est pour remédier à l'impuissance de la CPI qu'elle a été créée, la compétence universelle est dans ce contexte tendu aussi très délicate à appliquer. En effet, l'appliquer signifierait passer outre les vétos de la Chine et de la Russie, au risque de faire de la compétence universelle le déclencheur d’un incident diplomatique. Plusieurs procédures ont ainsi été précédemment abandonnées. On peut citer l’exemple de l’Espagne: depuis 2006, des juges d’instructions espagnols enquêtaient sur des crimes contre l’humanité, génocides et tortures au Tibet. À la suite de mandats d’arrêt délivrés en février 2014 contre cinq ex-dirigeants chinois, la Chine a menacé de mettre fin à son partenariat économique avec l’Espagne. Deux semaines plus tard, l’Espagne votait une loi limitant sa compétence universelle.
De plus, la compétence universelle n’est pas reconnue par l’ensemble de la communauté internationale, comme l’illustre encore l’exemple de la Syrie. 123 pays sont tout de même parties au Statut de Rome, mais ce n’est pas le cas des puissances que sont la Chine, l’Inde et la Russie. Les Etats-Unis ont, pour leur part, signé mais ne l’ont pas ratifié.
2) A l’échelle des juridictions nationales: le cas de la France
En France, l’application de la compétence universelle est très limitée. En effet, le pays a assorti la mise en œuvre du principe de compétence universelle de 4 conditions si restrictives qu’elles rendent pratiquement impossible son activation:
Le premier verrou porte sur l’exigence de la condition d’une résidence habituelle. En effet, l’article 689-11 du code de procédure pénale prévoit que pour que les poursuites des crimes prévus par le Statut de Rome puissent avoir lieu par le biais de la compétence universelle, une condition préalable impose que la personne suspectée « réside habituellement sur le territoire de la République ». Cette condition stricte semble aller à l’encontre du principe même de compétence universelle qui vise justement à abattre les frontières pour mieux punir et dissuader (voir partie I).
Le second verrou repose sur le principe de double incrimination: les faits incriminés doivent être punissables à la fois par le droit français et par la législation de l’État où ils ont été commis. Or, la compétence universelle est globalement appliquée lorsque le système judiciaire de l’Etat en question est en péril, voir corrompue…
Le troisième verrou porte sur la condition restrictive et cumulative du principe de complémentarité dit “inversé”: La France se défausse sur la Cour pénale internationale en exigeant qu’elle décline expressément sa compétence avant de pouvoir poursuivre en France les auteurs de crimes internationaux. Elle donne ainsi priorité à cette Cour, en violation du Statut de Rome puisque ce-dernier prévoit au contraire de donner priorité aux poursuites par les Etats (voir partie I).
Le dernier verrou concerne la mise en place d’un monopole des poursuites par le Parquet: il n’est ainsi pas permis à la partie civile, personne physique (victime) ou morale (association de défense des droits de l’Homme), de mettre en mouvement l’action publique (3) en cas de refus de poursuite du procureur, alors que cette possibilité est ouverte en droit commun de la compétence universelle.
Notes
1) Tribunaux internationaux chargés de juger les grands criminels de guerre. Ils constituent la première mise en œuvre d'une juridiction pénale internationale.
2) Les dispositions relatives à la compétence universelle sont inscrites dans le code de procédure pénale aux articles 689 et suivants depuis 1995.
3) L'action publique est une action conduite au nom de la société en vue de réprimer une infraction en application de la loi pénale. Elle vise à réprimer un trouble à l'ordre public et non à réparer un préjudice personnel.
4) Commandant en chef de l’armée chilienne, le général Pinochet prend la tête du coup d’Etat du 11 septembre 1973 contre le gouvernement du président socialiste Salvador Allende, élu démocratiquement en 1970. À la suite de ce coup de force, une dictature militaire se met en place avec Pinochet à sa tête. La dictature d’Augusto Pinochet est marquée par de multiples violations des droits de l’Homme: on estime le nombre de morts et de disparus à plus de 3 200 et le nombre de torturés à plus de 38 000 !
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