La violence peut-elle être mise au service d'une cause juste ? L'exemple de la décolonisation
- Anna Gicquel
- 9 juin 2022
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 26 mars 2024
La violence est traditionnellement définie comme une forme d’action par laquelle une personne ou un groupe agit sur un ou des autres pour orienter son action contre sa volonté, son intérêt. Dés lors, elle apparaît comme essentiellement destructrice. Or, dés l'Antiquité, une philosophie morale de la guerre est élaborée: la « guerre juste ». A l'origine de la réflexion sur la guerre juste, on trouve la conviction que certaines causes, certains buts de la guerre et moyens employés peuvent être justes. De ce fait, elle est étroitement liée à la possibilité d'une éthique de la violence: elle suppose qu'une distinction puisse être établie entre des usages légitimes et illégitimes de la violence.
Dans le cadre de la guerre juste, reconnue par les Nations Unies, la violence reste un mal mais elle est aussi un moyen de remédier au mal. Pourtant, n'est-ce pas pour mettre fin à la violence, à la guerre, que l'ONU à été créée ? D'ailleurs, devant son siège à New-York, on trouve une statue de bronze représentant un pistolet au canon noué, intitulée "Non-violence". Comme son nom l'indique, elle se veut un symbole de la non-violence, conformément à la mission de paix des Nations Unies. Ainsi, la question reste aujourd'hui posée de savoir si la violence peut être mise au service d'une cause juste. Nous nous appuierons ici sur l'exemple de la décolonisation avec, d'une part, Gandhi, partisan de la "non-violence", et, d'autre part, Frantz Fanon, pour qui la violence est au contraire nécessaire dans ce contexte.
I. Gandhi, la violence comme "mal absolu"
La violence apparaissant, au premier abord, comme essentiellement, même exclusivement, destructrice, des alternatives à ce "mal absolu" ont émergé au fils des siècles, et, avec elles, de grandes figures telles que Gandhi. Figure de proue de la lutte contre l'apartheid en Afrique du Sud et surtout du combat pour l’indépendance de l’Inde face à l’empire britannique, il affirmait que la non-violence était "la plus grande force que l'humanité est à sa disposition"; "plus puissante même que l'arme la plus destructrice que l'Homme est jamais inventée".
Gandhi distingue deux sens à la non-violence:
Elle est d’abord un ensemble de principes éthiques, une conception religieuse du monde et une pensée politique. Gandhi la nomme alors ahimsa. Plus que de simplement bannir la violence, il s’agit de respecter la vie, d’être toujours « bienveillant ». On retrouve cette idée dans l’hindouisme mais aussi le bouddhisme. Ainsi, si l’on attribue couramment la non-violence à Gandhi, il apparaît que le concept était déjà avant lui ancré et pratiqué dans de nombreuses cultures. Cependant, il est le premier à l'employer à des fins sociales et politiques.
Elle est ensuite une méthode d’action politique, le satyagraha, qui s’entend comme l’application pratique de la philosophie non-violente ainsi que du principe de désobéissance civile. L’expression “désobéissance civile” apparaît pour la première fois en 1849, dans l’essai La Désobéissance civile de Thoreau (1817-1862). Il s’agit d’une forme de résistance passive qui consiste à refuser d’obéir aux lois ou aux jugements d’ordre civil jugés illégitimes. Gandhi s'en inspire notamment pour la "marche du sel" de 1930.
Dans Lettres à l’Ashram, Gandhi insiste sur le fait que renoncer à la violence ne signifie pas renoncer à lutter contre le mal mais au contraire mener une “lutte plus active et plus réelle” que la “loi du talion”, la violence n'engendrant pour lui que plus de violence. Par “plus active et plus réelle”, il n’entend pas prétendre que la non-violence est infaillible mais plutôt que lorsqu’elle est efficace, la paix qu’elle établit est bien plus effective qu’une potentielle paix établie force de violence.
II. Fanon, la violence comme nécessité à la décolonisation
Tandis que la non-violence de Gandhi gagne en disciple, les observations psychiatriques de Fanon le conduisent, quant à lui, sur le chemin de la violence. En effet, dans Les Damnés de la terre, le philosophe estime qu’il y a entre le colon et le colonisé un "antagonisme absolu", un antagonisme si profond qu’il n’a d’issue qu’une lutte féroce et l’élimination de l’un des deux protagonistes. Cet antagonisme se manifeste notamment dans les conditions de vie radicalement opposées du colon et du colonisé:
"La ville du colon est une ville en dur, toute de pierre et de fer. C'est une ville illuminée, asphaltée, où les poubelles regorgent toujours de restes inconnus, jamais vus, même pas rêvés. Les pieds du colon ne sont jamais aperçus, sauf peut-être dans la mer, mais on n'est jamais assez proche d'eux. Des pieds protégés par des chaussures solides alors que les rues de leur ville sont nettes, lisses, sans trous, sans cailloux. La ville du colon est une ville repue, paresseuse, son ventre est plein de bonnes choses à l'état permanent. La ville du colon est une ville de blancs, d'étrangers. La ville du colonisé, ou du moins la ville indigène, le village nègre, la médina, la réserve, est un lieu mal famé, peuplé d'hommes mal famés. On y naît n'importe où, n'importe comment. On y meurt n'importe où, de n'importe quoi. C'est un monde sans intervalles, les hommes y sont les uns sur les autres, les cases les unes sur les autres. La ville du colonisé est une ville affamée, affamée de pain, de viande, de chaussures, de charbon, de lumière. La ville du colonisé est une ville accroupie, une ville à genoux, une ville vautrée."
Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, 1961, Les classiques des sciences sociales [PDF], 2002.
Fanon estime aussi la violence nécessaire à la subjectivation du colonisé, produit de l'homme blanc. D'ailleurs, il définit la colonisation comme “une négation systématisée de l'autre, une décision forcenée de refuser à l’autre tout attribut d’humanité”. Cependant, si le colonisé est dominé, il n'est pas domestiqué: le colon exerce certes un fort pouvoir sur le colonisé, mais ce dernier conserve tout de même une certaine liberté d'esprit qui en fait un homme toujours révolté. A partir de cette idée, Fanon interprète la supposée sur-criminalité des « indigènes » nord-africains non comme un atavisme mais comme l’expression d’une liberté entravée qui ne peut s’orienter que contre elle-même. C'est aussi ce qui conduit Sartre à écrire dans la préface des Damnés de la terre que “l’arme d’un combattant, c’est son humanité”.
Plus que de simplement permettre la subjectivation de l'individu, la violence est pour Fanon le ciment d'une nation nouvelle et de son peuple. A travers elle se constitue un peuple opprimé qui lutte pour sa liberté, son indépendance.
Conclusion - La non-violence, une fin d'avantage qu'un moyen
Si la postérité affirme que la décolonisation de l’Inde s’est faite sans violence, ne serait-ce que la partition arbitraire de la colonie a en réalité causée près d’un million de morts. Et Gandhi lui-même reconnaît des limites à la non-violence. Il encourage même ceux qui ignorent tout de l’ahimsa ou qui ne savent pas la mettre en pratique à “défendre par les armes l’honneur de leurs femmes et les biens de leurs familles”, se justifiant ainsi: “il est facile d’énoncer les nobles principes de cette doctrine. Toute la difficulté est de la comprendre et de la mettre en pratique dans un monde en proie aux passions, à la violence et à la haine.” La non-violence ne serait donc pas le moyen le plus efficace de remédier à la violence. Si elle reste envisagée, elle apparaît aujourd'hui d'avantage comme un objectif qu'un moyen. Elle est une fin en soi, contrairement à la violence qui reste, même pour ses partisans, un moyen de parvenir à la paix.
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